12.2.08

Immersion dans l'horreur du génocide rwandais

Avec "Un dimanche à la piscine à Kigali", Gil Courtemanche, journaliste québécois présent au Rwanda au moment du génocide de 1994, livre un témoignage poignant, une chronique troublante sur ce pays et les mécanismes qui ont conduit à la folie exterminatrice. Il raconte l'histoire de Bernard Valcourt, journaliste canadien qui se rend au Rwanda pour monter une télévision locale à but pédagogique. Une bien futile et utopique mission aux vues des ravages qu'il découvre sur place, le sida, la corruption, la prostitution, la haine grandissante des Hutus majoritaires contre les Tutsis minoritaires, et la passivité des Occidentaux, ONG et ONU. Mais curieusement, c'est aussi dans ce pays que le protagoniste rencontre l'amour au travers de Gentille et se sent assez chez lui pour souhaiter s'y installer.
C'est la deuxième fois que j'entame ce livre, tellement il est difficile à supporter et qu'on a parfois juste envie de le faire disparaître. Mais cette fois, la curiosité et la volonté de comprendre m'ont amenée à l'achever en moins de deux semaines. Le style très cru de Gil Courtemanche, associé à son regard très profond sur la vie et les pensées des personnages, m'a captivée. Certaines scènes sont décrites avec des mots qu'il est difficile de transcrire imaginairement en images, mais l'auteur avait prévenu ses lecteurs dès le préambule : "Certains lecteurs mettront sur le compte d'une imagination débordante quelques scènes de violence ou de cruauté. Ils se tromperont lourdement." S'identifier avec Valcourt devient un véritable cauchemar, quand il se rend compte, au fur et à mesure de ses tentatives de réagir - que ce soit auprès de la justice rwandaise ou des généraux canadiens - de son impuissance totale.
Mais ce que j'apprécie le plus dans ce livre, c'est la parole qui est donnée à chacun, et la confrontation des différents points de vue sur une même situation. Parfois pour aboutir à de l'incompréhension, mais parfois aussi pour aboutir à de l'amitié, de l'amour et même de la joie de vivre communicative.

Extraits choisis :
"Méthode voulait mourir propre, soûl, gavé et devant la télévision. Une fin triomphale pour une vie de trente et un ans, une fin qu'il ne craignait plus car il préférait mourir du sida que haché par une machette ou déchiqueté par une grenade. "C'est le sort qui attend tous les Tutsis. Il faut partir ou mourir avant l'Holocauste". Depuis que la maladie le retenait au lit, il lisait tout ce qu'il pouvait trouver sur les juifs. Tutsis et juifs, même destin. Le monde avait connu l'Holocauste scientifique, froid, technologique, chef d'oeuvre terrifiant d'efficacité et d'organisation. Monstre de la civilisation occidentale. Péché originel des Blancs. Ici, ce serait l'Holocauste barbare, le cataclysme des pauvres, le trimphe de la machette et de la massue." p. 61

"Face au bureau du ministère, une orgie de couleurs et de sons confus, de grouillements et de cris joyeux. Une sorte de concerto pour la vie. Petite vie, sans lustre, ordinaire, misérable, cacophonique, simple, méchante, bête, rieuse, mais la vie quand même. Le grand marché de Kigali, comme un tableau fauve et éclatant, disait à sa manière qu'existe une Afrique indestructible, celle de la proximité, du coude à coude, du petit commerce, de la débrouillardise, l'Afrique de la conversation interminable, de l'endurence, de la persistance." p. 107

"Dans ses rencontres avec les ministres, le père Louis ne cessait de prêcher la tolérance, la modération et l'égalité. Il le faisait avec discrétion et politesse, convaincu que, peu importe le désastre qui pourrait se produire, peu importe le vainqueur, il lui fallait rester là, non pas pour sauver des âmes (les âmes se sauvent elles-mêmes), mais pour aider. Le père Louis n'était pas dupe de son raisonnement. Depuis près de quarante ans, il avait choisi de composer avec des bandits et des meurtriers, dont plusieurs avaient l'audace de venir se confesser à lui. Il se balançait, solitaire, sur un fil fragile, protégeant comme il le pouvait les révoltés et fréquentant, puisqu'il le fallait, ceux qui les traquaient. Chaque camp voulait se l'approprier et ne cessait de lui faire comprendre qu'il fallait choisir. Il avait choisi depuis longtemps, mais il ne pouvait poursuivre son travail, qu'il considérait comme essentiel, que s'il se privait du luxe ou de l'orgueil de dire tout haut le sentiment d'horreur qui n'avait cessé de croître en lui depuis son arrivée au Rwanda." p. 205-206.

"- Vous êtes tous là comme des anges immortels à nous tenir la main jusqu'au cercueil. Je n'ai pas besoin de vous pour mourir. [...] Elise, Valcourt, vous êtes gentils mais inutiles. Je ne veux pas savoir ce que dit l'enveloppe. Séropositive, je meurs. Séronégative, je meurs. Vous nous regardez, vous prenez des notes, vous faites des rapports, vous écrivez des articles. Pendant que nous mourons sous votre regard attentif, vous vivez, vous vous épanouissez. Je vous aime bien, mais vous n'avez pas l'impression, des fois, que vous vivez de notre mort ?" p. 231-232.

Un livre indispensable sur des événements encore obscurs de l'Histoire toute récente (disponible à moins de 7 euros !).

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